Mémoire des révoltes XVe-XVIIIe siècles - Université Côte d'Azur Accéder directement au contenu
Autre Publication Année : 2013

Mémoire des révoltes XVe-XVIIIe siècles

Résumé

Les textes qui suivent sont issus d'une journée d'études organisée à Caen en octobre 2011 par l'axe cultures et politiques du CRHQ. Ils s'inscrivent dans un projet plus large des modernistes caennais sur les productions culturelles issues des révoltes et révolutions dans l'Europe moderne (XVe-XVIIe siècles) ; il s'agit ici des prises de parole contestataires médiatisées par l'écriture lors des mouvements politiques collectifs qui marquèrent une rupture de la norme et de l'ordre établis. L'écriture de la révolte se révèle ici à travers quelques études de cas : artisans de Gand en 1477 et 1539, bourgeois d'Erfurt en 1509, paysans du Schönburg aux XVIIe et XVIIIe siècles (1653-1681 ; 1778), paysans Barretines en Catalogne en 1687, Glorieuse Révolution de 1689. Soit une variété de sources (écrits du for privé, chroniques urbaines, documents juridiques issus des procédures judicaires, manifestes de révoltés, libelles, etc.), et de systèmes d'écriture. L'objectif n'est pas ici de dire ce que furent ces révoltes, mais de les envisager sous l'angle de ces deux opérations que sont l'écriture et la mémoire. D'un côté l'écriture immédiate, le " making of " d'une construction historique qui démarre sitôt l'événement achevé ; de l'autre, l'usage stratégique d'une résurgence instrumentalisée, un réinvestissement et une réécriture du passé au profit d'un événement ultérieur. De manière révélatrice, le déséquilibre des sources fait ressortir l'importance de l'écriture mémorielle, au détriment de la parole des révoltés que l'on trouve par exemple dans les " textes d'action ". Cette notion proposée il y a près de 30 ans par Christian Jouhaud[1] à propos des mazarinades, nuancée il y a dix ans par Hubert Carrier qui mit en évidence leur valeur idéologique[2], pose la question de la valeur " performative " de ces manifestes ou libelles qui portent en eux un désir de réaction (notion théorisée par Austin[3] en 1962 : " dire, c'est faire "). Héloïse Hermant l'évoque à propos des paysans Barretines lorsque les autorités craignent le pouvoir d'interpellation du texte séditieux et ordonnent la répression autour de sa simple possession. L'écriture immédiate de la révolte traduit un imaginaire fantasmé où l'insurrection naîtrait de la seule virtualité subversive du geste et de la parole contestataire. Les travaux sur la lecture l'ont pourtant amplement démontré : cette efficacité supposée n'est jamais inscrite dans le texte lui-même : pour qu'il soit efficace et " galvanise les masses ", il faut que le texte de révolte se conjugue à d'autres mécanismes de mobilisation passant par l'oralité, la gestuelle, etc. Il faudrait aussi s'attacher à en saisir les écarts de réception, les conséquences non intentionnelles, les possibilités de résistance, etc. Sur ce plan, le chantier reste ouvert. En attendant de pouvoir entrer dans ce laboratoire qui se joue au cœur de l'action, il faut bien reconnaître que l'historien des révoltes dispose d'un horizon beaucoup plus étendu autour de la question mémorielle : l'enjeu de l'écriture de la révolte est celui du contrôle d'une mémoire autorisée, suivant un processus de reconstruction sélective de l'événement. Il ne s'agit pas ici d'ajouter au champ déjà très encombré des travaux sur la mémoire, même si l'on ne peut nier, comme le rappelle Jelle Haemers, qu'elle est " présente dans chaque expression de la culture humaine " ; du reste, l'enjeu de la mémoire des révoltes était bien perçu par les contemporains lorsqu'ils ordonnaient la destruction des traces écrites de l'insurrection : l'exemple est bien connu de la damnatio memoriae de la Fronde lorsque, d'après le comte Louis de Sainte Aulaire qui écrit en 1827[4], Louis XIV aurait ordonné en janvier 1668 la lacération et destruction par le feu des archives du Parlement de Paris des années 1648-1652. En réalité, ce fut un travail de juriste plus que de bourreaux, effectué chez le chancelier, expurgeant des registres du Conseil secret, 203 minutes qui concernaient les affaires publiques, les affaires particulières étant collationnées dans un nouveau registre ; d'après le procès-verbal, Louis XIV voulait " abolir la mémoire " de ces affaires publiques[5]. Pour la période moderne, seuls quelques phénomènes révolutionnaires de grande ampleur comme les guerres de religion[6] ou la Révolution française[7] ont été constitués en tant qu'objets mémoriels et étudiés dans la longue durée, de l'Ancien Régime à la période contemporaine. C'est là un angle d'analyse tout à fait prometteur qui va bien au-delà de la seule écriture et qui touche l'ensemble des productions culturelles (littéraires, iconographiques, théâtrales, mais aussi audiovisuelles - télévision et cinéma[8]. L'écriture comme " lieu de mémoire " nous renvoie bien évidemment à l'étude de Pierre Nora sur les mémoires d'État qui participent à la construction des mythologies politiques. L'usage mémoriel suggère aussi des réécritures ; en 1830, Chateaubriand estime que la France doit " recomposer ses annales pour les mettre en accord avec les progrès de l'intelligence "[9] ; s'il met en parallèle les révolutions passées et présentes, c'est pour leur demander d'éclairer celles du futur. Notre objectif est ici plus modeste ; il s'agit, partant d'étude de cas de révoltes, d'entrer dans les mécanismes concrets d'élaboration et de transmission d'une " mémoire collective " en tant qu'instance de légitimation (de l'identité nationale ou de l'action contestataire) et de montrer comment, à l'échelle locale, des groupes sociaux (bourgeois de Gand, paysans de Catalogne ou de l'empire germanique) ont fait un usage concerté ou concurrentiel de la mémoire des révoltes passées. Les effets de sens induits par les sources sont ici patents : les sources écrites émanent le plus souvent des couches dirigeantes et reflètent la mémoire collective d'un groupe minoritaire. Le livre de mémoire de l'artisan Jan de Rouc décrivant la révolte gantoise de 1477, recopié par son fils lors de la révolte de 1539, permet d'appréhender ce que Jelle Haemers qualifie de " mémoire alternative ", celle des gens de métiers, qui entretenaient une véritable " mémoire sociale ". L'écrit sert de fil à une " véritable tradition révolutionnaire ", fixant les rites de mobilisation, les arguments de la revendication, et les gains à espérer de la confrontation. Il est relayé par une transmission orale héroïsant les chefs de révolte. Ce qui pose la question des pratiques sociales et des usages d'un écrit cristallisateur de solidarités anciennes et renouvelées, mais aussi d'une culture orale plus insaisissable sous la forme de chansons, poèmes, légendes, etc. Même l'écrit révèle des formes orales de circulation et de transmission, notamment dans les pamphlets, libelles : les mazarinades en sont remplies. En confisquant les archives des révoltés, la propagande qui suit la répression vise à gommer les traces d'une mémoire sociale contestataire et à lui substituer une mémoire officielle. Ce n'est pas la seule explication à l'effacement, à l'extinction de la mémoire collective d'une révolte : à la suite de Maurice Halbwachs, Jelle Haemers suppose que l'explication tient aussi dans la transformation, voire la disparition du groupe social le plus impliqué. Cette prégnance d'une mémoire officielle des révoltes, on la retrouve dans les chroniques urbaines d'Erfurt lorsque la révolte s'est traduite par une recomposition politique qui remplace un gouvernement patricien discrédité par celui d'une bourgeoisie " médiane " des métiers et du négoce. À travers un récit matriciel qui inspire la plupart des chroniques, la mémoire de la révolte scelle un nouveau " pacte urbain " et se construit sur une rhétorique de l'ordre qui condamne autant l'incurie des patriciens que la violence cruelle des émeutiers de la " Bande rouge ". L'écriture de la révolte est aussi le prétexte d'un discours sur le bon gouvernement. La révolte des paysans Barretines en Catalogne, étudiée par Héloïse Hermant, suscite plusieurs stratégies d'écriture, de l'écriture immédiate des révoltés à la mémoire officielle qu'en livrent les récits d'autorité : la publication du retour à l'ordre fait appel à un " art du trucage " qui oblitère la dimension politique de la révolte et enferme les révoltés dans le lexique de la criminalité. C'est là un des éléments du dispositif de communication du pouvoir en direction des insurgés et du public. Aux lendemains de la révolte, le récit du soulèvement paysan rejoint les enjeux de l'affirmation de l'identité catalane. La notion de " mémoire stratégique et tactique " invoquée par Rachel Renault permet d'échapper au piège mémoriel qui consisterait à s'enfermer dans un étirement historiographique sur le temps long. Quelle utilisation les insurgés font-ils de la mémoire des conflits passés ? Dans un tout autre contexte, en 1778, les avocats de Schönburg s'appuient sur les documents juridiques issus de la résolution des conflits ; dans certains de ces documents, il s'agit d'établir la preuve du bon droit en s'appuyant sur une mémoire orale collective attestée par des auditions de témoins ; dans d'autres, la légitimation de l'action s'appuie sur une distorsion volontaire du passé. À une tout autre échelle, la Glorieuse Révolution traduit pleinement cette nécessité de contrôler l'écriture, voire la réécriture, d'un événement fondateur de l'identité nationale anglaise. À partir de 1693, la théorie orangiste de la conquête militaire au nom du justum bellum, initialement portée par Guillaume d'Orange lui-même, se trouve prise dans la tourmente d'une damnatio memoriae. Le ressort anti-tyrannique de la guerre contre la France imposait de se démarquer de l'image conquérante de Louis XIV. L'effacement mémoriel de l'image d'une conquête hollandaise, la réécriture de l'événement dans un sens pacifique et consensuel sous les bons offices du parlement ont imposé une interprétation qui a longtemps dominé l'historiographie. Ce n'est que très récemment que Jonathan Israël[10] et Steven Pincus[11] ont rappelé la violence d'une invasion militaire... Bref, le chantier de l'écriture et de la mémoire des révoltes reste ouvert et ce numéro des Cahiers du CRHQ a vocation à accueillir d'autres contributions au fur et à mesure de l'avancement de nos travaux. Mes remerciements vont aux auteurs qui ont bien voulu se plier à l'exercice de la réécriture des textes en vue de leur publication, à mon collègue et complice dans cette recherche Alain Hugon, à l'efficacité des acteurs de notre UMR caennaise, le CRHQ, sans qui la mise en œuvre de nos projets de recherche et leur valorisation seraient impossibles. Caen, janvier 2013 [1] Christian Jouhaud, Mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier,1985. [2] Hubert Carrier, Le labyrinthe de l'État : essai sur le débat politique en France au temps de la Fronde, 1648-1653, Paris, H. Champion, 2004, 694 p. [3] John Langshaw Austin, How to do things with words..., Cambridge, Mass, Harvard university press, 1962, 168 p. [4] Louis-Clair Beaupoil de Sainte-Aulaire, Histoire de la Fronde, par M. le Cte de Sainte-Aulaire, Paris, Baudouin frères, 1827. [5] Actes du Parlement de Paris : 1re série de l'an 1254 à l'an 1328, Paris, Plon, 1863, p. CCLV (ch. XXVII). [6] Jacques Berchtold et Marie-Madeleine Fragonard, La mémoire des guerres de religion : la concurrence des genres historiques, XVIe-XVIIIe siècles : actes du colloque international de Paris, 15-16 novembre 2002, 2007. [7] Geoffrey Cubitt, " The Political Uses of Seventeenth-Century English History in Bourbon Restoration France ", The Historical Journal, vol. 50, 01, 2007, p. 73-95. [8] Voir à ce sujet le colloque organisé des 6 et 7 septembre 2012 sur les Révoltes et révolutions de l'Europe moderne au cinéma et à la télévision. La publication des articles est prévue dans les Cahiers du CRHQ en 2013. [9] François-René de Chateaubriand, Oeuvres complètes de M. le vicomte de Chateaubriand..., Paris, Ladvocat, vol. IX, 1826, p. 7. [10] Jonathan Israel (éd.), The Anglo-Dutch moment : essays on the glorious revolution and its world impact, Cambridge [GB], Cambridge university press, 1991, 502 p. [11] Steven C. Pincus, 1688 : the first modern revolution, New Haven, Yale University Press, 2009, XIII-647 p.***Texte intégral du document http://www.crhq.cnrs.fr/cahiers/page-cahier.php?id_num=9 (consulté le 04/07/2014)

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  • HAL Id : hal-01018400 , version 1

Citer

Stéphane Haffemayer, Jelle Haemers, Morwenna Coquelin, Rachel Rebault, Héloïse Hermant, et al.. Mémoire des révoltes XVe-XVIIIe siècles. 2013, 124 p. ⟨hal-01018400⟩
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